Texte de Anne Philipe [wikipédia]

sur la transformation de l'acteur (extrait) :

(Gérard Philipe endossant le personnage de Lorenzo)

 

Les rues de la ville, à l'heure creuse entre la foule de six heures et celle du soir. C'est déjà la nuit ou une longue soirée de printemps. On parle d'un jour qui a existé, il y en eut d'autres ; le souvenir est part de vérité et part d'invention.

Le bord de la Seine jusqu'à l'Alma ou la tour Eiffel, le pont, l'avenue et au loin, de profil, le théâtre et déjà la foule sur les escaliers.

A gauche une porte dérobée, gardée, le béton de la large pente souterraine et tout au long les malles, les paniers, les accessoires, les décors, les spots éteints, rangés contre les murs. Les hommes rencontrés, dépassés, bonsoir, salut, ça va, ça va, les pas, le grincement de la grille de l'ascenseur.

Le trac soudain et la connivence de l'amour interrompue.

La loge nue : un lavabo, un canapé, deux chaises ; sur la table, le miroir, la mallette de maquillage, une perruque ou un catogan, quelques bijoux, parfois des fleurs, un livre, un manuscrit, une note de service.

Sur un cintre le costume de ce soir-là, sur le canapé le collant, la chemise, par terre les bottes ou les souliers. Le sourire de l'habilleuse et ses gestes efficaces. Quelques paroles sans importance. Les vêtements enlevés et rangés un à un.

Il se lave les mains et les essuie avec soin
il mouille l'éponge ronde et plate
il s'assied devant la table face au miroir
il ouvre la mallette de maquillage
il étend le fond de teint sur l'éponge
son visage s'avance vers le visage réfléchi
et le regarde comme un objet :
étendre la crème à large traits
ne pas oublier le lobe de l'oreille
repasser plusieurs fois sur la barbe rasée du matin
insister sur les rides du front
autour des yeux
il dépose l'éponge se redresse
passe ses doigts dans les cheveux
le visage revient vers le miroir
la main saisit le fin pinceau
la vrille dans le pot à fard
et pose un doigt rouge
au coin de l'Ïil près du nez
l'index de la main gauche
étire la paupière baissée
la main droite trace deux traits noirs
nets précis
ils cernent agrandissent allongent remontent
l'Ïil parallèle à la pommette haute
Il s'éloigne à nouveau revient
passe les mains sur le visage
le scrute
plonge ses yeux dans ses yeux

L'homme est en train de devenir le comédien, il n'entre pas dans la peau d'un autre &emdash; mais qui sait ? &emdash; il fait comme si, et se prend plus ou moins au jeu. Il va se donner autant que l'on se donne quand on sait qu'on se reprendra. Se donner ou prendre. Bref amour où la lucidité contrôlera sans cesse le don et où pourtant sera donné davantage, révélé un peu plus que ne le pense le comédien. Il est ce qu'il croit être et quelque chose au-delà. Il se veut libre et de sang-froid, exerçant une domination parfaite sur soi-même. Au commencement, incarner des personnages, être vu, aimé, sublimé lui a donné le sentiment d'exister ; plus tard celui d'être nié, trahi. Il est comme l'eau, l'air, la flamme, il se coule, se cherche, et craint de n'être que masque et souffle. Qui suis-je ? Où suis-je ? Est-ce moi qui donne la vie ou la vie du personnage qui entre en moi ?

Il reste gravé dans le regard des autres et vit, lui, dans l'éphémère.

Un trait blanc
à l'extrémité de l'Ïil
entre les deux traits noirs
Un autre pot où le doigt plonge
une ombre sur la paupière
mourant vers la tempe
le rouge à lèvre posé avec l'index
les lèvres frottées l'une contre l'autre
puis la bouche mi-ouverte
tendue sur les dents
un geste de femme
L'éloignement du miroir à nouveau
et le regard en soi
et à chaque regard
quelqu'un s'efface
dont quelqu'un d'autre prend la place
Soudain il est debout
il rejette son peignoir
et dans les gestes faits
pour revêtir le costume de scène
apparaît le personnage
quelques pas
une façon de tourner le cou
de rejeter la tête
le regard est autre
déjà ailleurs

Le souvenir se trompe peut-être. Une image vient, entraîne, on la suit, la prolonge, une autre survient qui la contredit : Un homme presque nu, déjà maquillé, un autre habillé avec encore le visage de la ville, un troisième en maillot de corps et collant noir, le visage prêt. Tous ont existé un soir.

Il compte les secondes
voudrait éclaircir le temps ou le précipiter
il tousse pour s'éclaircir la voix
dans la gorge la pomme d'Adam monte et descend
Le costume est revêtu avec l'aide de l'habilleuse
il chausse les bottes ou les souliers
qui commanderont sa démarche
Devant le miroir encore
il place le collier de barbe ou la perruque
Le regard change imperceptiblement
il trace les grandes ombres tristes
autour de la bouche
près du nez
il creuse les yeux
ses traits deviennent imprécis
et le teint d'une pâleur
de bord d'abîme
la lassitude le prend
On observe les artifices
et cependant
la métamorphose intérieure affleure
on pourrait très vite
retirer les cheveux de fille
le collier de barbe
les rides dessinées
le maquillage imprécis des lèvres
on retrouverait Lorenzo
Il se lève
passe les bagues et les bracelets
il va et vient entre le canapé et la table

Certains soirs, plus que d'autres le trac monte : une présence dans la salle, une humeur soudaine, la fatigue, quelque chose dans l'air, d'indicible, une pensée tout à coup ou une image, un trouble peut-être nécessaire, comment savoir ?

La voix du régisseur appelle par le micro.
Une dernière fois il se retourne vers le miroir
un bref regard de lame
jusqu'au cÏur de soi
au fond du puits au bout de la lumière
La moitié de lui qui change chaque soir
occupe la place
Il sort de la loge
descend l'escalier
le grand manteau de soie
se soulève et bruit
comme les feuilles du bouleau dans le vent
il marche vite les chaussures sont légères
il devient sans poids
long un corps qui n'en finit pas
il tient les épaules droites
la tête légèrement penchée
il va sous l'éclairage blanc des couloirs et des escaliers
il ne s'arrête plus
il est une seule vague commencée devant le miroir
et déroulée jusqu'à la scène
La scène encore obscure
un lieu vide le lieu du jeu
arène enfer ciel tribunal
il la regarde
il dit bonsoir ça va ça va bonsoir
et dans le noir
il va prendre sa place
avec des pas qui ne s'entendent pas
Les battements de tambour
la musique
le lent effacement de la lumière dans la salle
tandis que prend vie la scène
encore sombre quand les voix s'élèvent :
« Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure
et je m'en vais. Il fait un froid de tous les diables. »
Sa voix : « Patience, altesse, patience. »

Plus tard, il est seul sur le plateau, c'est la nuit, la scène où Lorenzo répète l'assassinat du duc : « Je lui dirai que c'est un motif de pudeur et j'emporterai la lumièreÉ Ah ! les mots, les éternelles paroles ! Ô bavardage humain ! Ô homme sans bras ! Non, je n'emporterai pas la lumière, j'irai droit au cÏur. »

Et presque en chantant, très vite mais avec tout à la fois la vengeance, le désespoir, l'excitation : « Eh, mignon ! eh, mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela ; tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau. »

Il est aussi évanescent que la lune, et seul, seul au monde.

Lorenzo a tué le duc, il reste près de son corps. Il n'a pas connu de si pur bonheur depuis son enfance quand il regardait courir les chèvres à Caffagiuolo, et celui-ci est le dernier, il le sait.

à Avignon, il se levait et regardait les étoiles et le vent dans l'arbre ; certains soirs le mistral emportait ses paroles : « Que la nuit est belle ! Que l'air est embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! Ô nature magnifique ! Ô éternel repos. Ah Dieu de bonté ! Quel moment ! »

Ni lui ni nous ne savions où était le théâtre et où la réalité. Il était Lorenzo, il était le jeune homme qui allait rentrer à l'hôtel.

Sa voix devenait d'une lassitude extrême et se mêlait à l'air de guitare : « J'étais une machine à meurtre mais à un meurtre seulement. »

Il sortait chercher la mort sur le Rialto.

Quelques instants plus tard, il venait saluer, encore occupé à se reprendre, à mi-chemin entre lui-même et le héros.

Son visage, ses gestes portaient l'émotion ; l'âme de Lorenzo se retirait lentement, moins vite que les habits.

Il était encore pris dans la magie qu'il avait suscitée.

 

 


NB : Si vous savez de quel ouvrage est tiré cet extrait, merci de nous le faire savoir !!


 

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