"Un brin de poésie"
(notre proposition du moment : divers poètes d'Amérique du Sud)
MéTAMORPHOSE
Mon grand-père alla chercher de l'argent
mais l'argent se transforma en indien.
Mon grand-père alla chercher de l'indien
mais l'indien se transforma en or.
Mon grand-père alla chercher de l'or
mais l'or se transforma en terre.
Mon grand-père alla chercher de la terre
mais la terre se transforma en frontière.
Mon grand-père, assez intrigué,
alla modeler la frontière :
Et le Brésil prit la forme d'une harpe.
(Ricardo Cassiano)
FAMILLE
Trois jeunes garçons et deux petites filles
dont une encore au berceau.
La cuisinière noire, la petite bonne métisse,
le perroquet, le chat, le chien,
les poules grasses dans le mètre carré du potager
et la femme qui s'occupe de tout.
La chaise longue, le lit, le jeu de bascule,
la cigarette, le travail, la prière,
la pâte de goyave au dessert du dimanche,
le cure-dent entre les dents satisfaites,
le gramophone éraillé toute la nuit
et la femme qui s'occupe de tout.
L'usurier, le laitier, l'arable,
le médecin une fois par mois,
le billet de loterie toute les semaines,
périmé ! Mais l'espoir est toujours là.
La femme qui s'occupe de tout.
et le bonheur.
Elle commença par tuer des mouches,
torturer des chats,
lapider des chiens,
arracher les ailes des papillons,
écraser des abeilles,
brûler des libellules,
faire des flambées de fourmis,
dépecer des cafards ;
mais à peine comprit-elle les hommes
que ces amusements
cessèrent de lui plaire.
Elle ne retourna plus dans les bois
dans la profondeur des terres,
ne courailla plus entre les orangers
ni ne s'approcha des navilles.
Mais elle fréquenta les lieux de fêtes,
s'approcha des mâles
les toucha, les palpa, les assiégea, les entoura,
faisant d'eux des fourmis,
des chiens, des abeilles.
Ainsi,
Angélica
ta jeunesse fut-elle retour à l'enfance.
La pauvreté
Tu n'aimes pas
&emdash; elle t'effraie &emdash;
la pauvreté,
tu ne veux pas
aller avec des souliers usés au marché
ni en revenir dans ta vieille robe.
Amour, nous n'aimons pas,
comme les riches le voudraient,
la misère.
Et nous l'arracheront comme une dent mauvaise
qui a mordu jusqu'à présent le cÏur de l'homme.
Pourtant, je ne veux pas
que tu la craignes.
Si elle arrive par ma faute à ta maison,
s'il advient que la pauvreté
en chasse tes souliers dorés,
qu'elle ne chasse pas ton rire, le pain de ma vie.
Si tu n'as plus assez pour payer ton loyer
dirige avec fierté tes pas vers le travail
et pense, mon amour, que moi je te regarde
et que nous sommes en notre union la plus grande richesse
jamais rassemblée sur la terre.
LA LAVANDIèRE
Me voici avec ma corbeille
De tristesse à laver,
Vers l'étang de l'oubli,
Laissez-moi, laissez-moi passer.
Petite lune, clair de lune,
N'oublie pas de m'éclairer.
Ta tendresse nous enveloppait
Et nous protégeait tous deux,
Tu l'as tachée un matin,
Lorsque tu m'as dit adieu.
Petite lune, clair de lune,
N'oublie pas de m'éclairer.
Dans le courant du fleuve
Je dois laver avec ardeur
La tache que ton départ
A laissée sur mon mouchoir.
Petite lune, clair de lune,
N'oublie pas de m'éclairer.
Je suis la triste lavandière
Qui va laver son illusion ;
L'amour est une tache
Qui ne part pas sans souffrance
Petite lune, clair de lune,
N'oublie pas de m'éclairer.
ALFONSINA ET LA MER
Sur la sable doux que caresse la mer
Ses traces sont sans retour,
Un chemin solitaire de peine et de silence
Est arrivé jusqu'à l'eau,
Un chemin solitaire de peine silencieuse
Est arrivé jusqu'à l'écume des vagues.
Dieu sait quelle angoisse t'accompagna,
Quelles longues souffrances ta voix a tues,
Pour que, bercée, elle se réfugie
Dans le chant des coquillages,
La chanson que chantent au fond de la mer
Les coquillages.
Tu t'en vas, Alfonsina, avec ta solitude,
Quels nouveaux poèmes es-tu allée chercher,
Une voix lointaine de vent et de sel
A charmé ton âme
Et l'emporte,
Et tu t'en vas là-bas, comme dans un rêve,
Endormie, Alfonsina, et toute vêtue de mer.
Cinq petites sirènes t'emmèneront
Par des chemins d'algues et de corail,
Et des hippocampes phosphorescents
Feront une ronde à tes côtés,
Et tous les habitants de l'eau
Joueront bientôt à tes côtés.
"Baisse donc la lampe encore un peu,
Laisse-moi, nourrice, dormir en paix ;
Et s'il me demande, ne dis pas que je suis là,
Dis-lui qu'Alfonsina ne reviendra pas.
Et s'il me demande, ne lui dis jamais que je suis là,
Dis-lui que je suis partie."
BELLE
Belle,
pareil à l'eau qui sur la pierre fraîche
de la source
ouvre son grand éclair d'écume,
est ton sourire,
belle.
Belle,
aux fines mains, aux pieds déliés
comme un petit cheval d'argent,
fleur du monde, marchant,
je te vois moi,
belle.
Belle,
avec un nid de cuivre enchevêtré
dans la tête, un nid
d'une brune couleur de miel
où mon cœur brûle et se repose,
belle.
Belle,
aux yeux trop grands pour ton visage,
aux yeux trop grands pour la planète.
Il y a des pays, des fleuves
dans tes yeux,
ma patrie se tient dans tes yeux,
je vagabonde à travers eux,
ils donnent sa clarté au monde
partout où avancent mes pas,
belle.
Belle,
tes seins sont pareils à deux pains
&emdash; terre froment et lune d'or &emdash;,
belle.
Belle,
ta taille
mon bras l'a faite comme un fleuve
mille années parcourant la douceur de ta chair,
belle.
Belle, ma belle,
ta voix, ta peau, tes ongles,
belle, ma belle,
ton être, ta clarté, ton ombre, belle,
tout cela est mien, belle,
tout cela, mienne, m'appartient,
lorsque tu marches ou tu reposes,
lorsque tu chantes ou que tu dors,
lorsque tu souffres ou que tu rêves,
toujours,
lorsque tu es proche ou lointaine,
toujours,
ma belle, tu es mienne,
toujours.
La branche volée
Dans la nuit nous allons entrer
voler
une branche en fleur.
Nous allons franchir le mur,
dans les ténèbres du jardin de quelqu'un d'autre,
deux ombres dans l'ombre.
L'hiver n'est point parti encore
et l'on dirait que le pommier
brusquement s'est changé
en cascades d'étoiles parfumées.
Dans la nuit nous allons entrer
jusqu'à son tremblant firmament,
et tes petites mains avec les miennes
voleront les étoiles.
Alors, et en catimini,
chez nous,
dans l'ombre et dans la nuit,
entrera avec tes pas
le pas silencieux du parfum
et avec des pieds constellés
le corps lumineux du printemps.
Petites questions à propos de Dieu
Un jour moi j'ai demandé:
Grand-père, où se trouve Dieu?
Grand-père triste est devenu
et ne m'a rien répondu.
Il est mort dans les champs, un jour,
sans prières ni confessions.
Et les indiens l'ont enterré,
flûte de roseau et tambour.
Un peu plus tard j'ai demandé:
Père, que sais-tu de Dieu?
Mon père grave est devenu
et ne m'a rien répondu.
Mon père est mort dans la mine
sans docteur ni protection.
Couleur du sang des mineurs
que celle de l'or du patron!
Mon frère qui vit dans la forêt
ne connaît pas la moindre fleur.
Malaria, serpents et sueur,
telle est la vie du bûcheron!
Et n'allez pas lui demander
s'il sait où se trouve Dieu.
Chez lui n'est jamais passé
un aussi important Monsieur.
Moi je chante par les chemins
et quand je suis en prison
du peuple j'entends les voix:
il chante beaucoup mieux que moi.
Il est une affaire sur terre
plus importante que Dieu.
Que personne ne crache le sang
pour que d'autres vivent mieux.
Dieu veille-t-il sur les pauvres?
Peut-être que oui, peut-être que non.
Mais il est sûr qu'il déjeune
à la table du patron.
Les nuits du poète
Ton indifférence blesse,
tes fureurs, ta cruauté hantent
de cauchemars renouvelés
les nuits du poète.
Tant d'amour tant de tendresse
tant de caresses il a su te donner
Comme une rose dans ton cÏur
il voulait s'installer, s'en emparer, y régner
Monde, le poète ne sait plus rêver
La porte sur lui se referme
Son appel, sans réponse est demeuré
Sans partage, son cÏur se révolte
La terre sous ses pieds se dérobe.
Solitaire, il quitte cette vallée,
comme étoile s'installe
chaque nuit dans la galaxie
crie sa désespérance, son désarroi
aux planètes, aux dieux,
Si un jour il t'arrive
de le croiser
Détourne ton regard
tu pourrais regretter
de l'avoir si cruellement blessé
Si parfois tu le vois tomber
ramasse ses éclats
Prends soin
de ne pas les effeuiller
Pour qu'un jour
il puisse à nouveau briller
Pour qu'un jour
il puisse à nouveau raconter.
.......
Pas poète mais...
Les pieds un peu plus hauts
pour flotter en nuage
je veux porter au bleu
quelques rêves d'été
Le soleil me fait mal
et la poussière irrite
ma voix désabusée
qui veut hurler la paix
J'ai bien trop vu de guerres
entendu trop d'enfants
pleurer sans un sanglot
près du corps de leur mère
Mains vides de son sein
j'ai eu faim quelquefois
et j'ai tari mes larmes
et j'ai cassé ma voix
Personne n'entendait
alors je veux construire
un pays plein d'oiseaux
un abri pour ceux là
puisqu'ils ont faim et froid
d'amour et de chaleur.
Je ne suis pas poète
je ne suis que les pleurs
mais je les voudrais encre
bleue de pâle bonheur .
Toi tu te crois différent
Parce qu'on t'appelle poète
Et que ton monde bien à part
Est par delà les étoiles
De tant regarder la lune
Tu ne sais plus rien regarder
Tu es pareil au pauvre aveugle
Qui ne sait pas se diriger
Va-t-en regarder les mineurs
Les hommes dans les champs de blé
Et chante-les ceux qui luttent
Pour gagner un morceau de pain
Poète aux aimables rimes
Va-t-en vivre dans la forêt
Et là tu apprendras
Sur les misères du bûcheron
Partage la vie du peuple
Regarde-le du dedans,
D'abord il faut être un homme,
Et poète après seulement.